Au détour de Noëlle

Extraits :

(P.5)
(Il était un jour d’hiver)
Aux premières lueurs de l’aube, en un matin glacial de décembre, la Cité ardente se réveille lentement sous un ciel lourd et bas.
La neige recouvre déjà la place de la Cathédrale d’un lumineux tapis blanc, et la majestueuse Cathédrale Saint-Paul est entourée d’un halo de brouillard qui la rend fantomatique.
À petits pas pénibles, vêtue d’un long manteau rouge dont la grande capuche ne laisse rien entrevoir de son visage, une jeune femme se dirige doucement vers l’entrée de l’église. Elle est à l’affût du moindre mouvement alentour mais, à cette heure matinale, aucun badaud ne circule à proximité. Ça la rassure.
Elle se retourne à maintes reprises avant de pénétrer dans l’édifice. À l’intérieur, pas d’âme qui vive.
La jeune femme avance prudemment en traversant la nef. Tout en continuant à regarder furtivement autour d’elle, elle se dirige vers la chaire Saint-Paul, au pied du magnifique escalier en colimaçon. Elle a l’impression que les statues de marbre blanc la scrutent avec nonchalance. Mais ce ne sont pas les Saints qui l’attirent, ni Saint-Pierre, ni Saint-Paul, ni même Saint-Hubert qui fut le premier évêque de Liège.
De l’autre côté de la chaire, invisible de prime abord depuis l’entrée, se trouve la sublime statue d’un Adonis ailé. La beauté du diable, car c’est bien de Lucifer qu’il s’agit, le génie du mal qui pose de façon élégante et poétique. Cette statue enchaînée, qui pourrait paraître ambiguë en un tel endroit, représente le triomphe de la religion sur le génie du mal. La nouvelle arrivante s’y recueille un moment puis, toujours à petits pas et lui tournant résolument le dos, elle avance dans la nef centrale jusqu’au bas côté-gauche du transept, à l’endroit où a été érigée la crèche de Noël.
S’étant assurée encore une fois qu’elle est bien seule, la jeune femme sort délicatement de son giron un poupon qui dort du sommeil d’un nouveau-né. Doucement, elle place celui-ci dans le berceau de l’Enfant Jésus puis le recouvre d’une couverture en laine épaisse. Elle embrasse son bébé tendrement puis, retenant ses larmes avec difficulté, se précipite vers la sortie de la Cathédrale.
Traversant la place, cette fois en courant, elle bifurque brusquement vers la gauche pour pénétrer dans le Carré. C’est là, rue d’Amay, qu’elle disparaît rapidement entre les allées de bistrots peu fréquentables.


(P.125)
(L’île de Paul et Virginie)
Noëlle en était là de ses souvenirs lorsqu’elle remarqua un léger mouvement dans le sable à proximité de sa main droite. Elle vit émerger un minuscule crabe presque aussi blanc que le sable. Il replongea dans un petit trou et en ressortit aussitôt. Noëlle attrapa une brindille et chatouilla le crustacé avec délicatesse. Celui-ci sembla se prendre au jeu, et tous deux s’amusèrent à un étonnant cache-cache entre les grains de sable. Durant cet intermède, Noëlle en oublia Ombeline qui lui manquait tellement ainsi que Thomas pour lequel elle s’inquiétait tant. Elle en arriva même à sourire toute seule. Quelques minutes plus tard, le crabe disparut comme il était venu et Noëlle s’assoupit doucement, couchée sur le ventre sur son pagne, profitant de la brise fraîche et odorante qui venait du large.
Lorsque la jeune femme se réveilla, la chaleur était agréable sous les palmiers. La jeune femme eut envie d’un jus de fruits frais, comme le proposait le cabanon où l’on pouvait également louer des catamarans. Elle commanda sa boisson locale préférée, d’origine indienne, confectionnée à base de yaourt. Son verre à la main, se retournant brusquement, elle heurta de plein fouet un homme qui passait derrière elle. Celui-ci la retint de justesse, l’empêchant de tomber, et elle se retrouva littéralement dans ses bras. Un peu hébétée, elle leva les yeux sur un beau visage bronzé à la barbe naissante.
– Hé, faites attention ! Vous ne devriez pas trop insister sur les cocktails ! la réprimanda le jeune homme, en lui adressant un charmant clin d’œil.
– Oh ! Pardon. Excusez-moi ! Mais je ne bois jamais d’alcool, c’est juste un lassi à la mangue, balbutia Noëlle.
L’inconnu lui fit un nouveau clin d’œil accompagné d’un séduisant sourire, avant d’effectuer un demi-tour et de s’éloigner en lui souhaitant une bonne dégustation. Noëlle le suivit du regard tandis qu’il rejoignait un catamaran et manœuvrait les voiles avec dextérité. Elle imagina un instant que ce serait agréable de passer un moment plus long dans les bras de cet homme-là… sa voix de sable chaud lui murmurant des mots langoureux tout en lui faisant l’amour de façon torride, encore et encore.
Son regard d’émeraude lui avait rappelé le pendentif fétiche d’Ombeline.
Elle avait rarement vu quelqu’un capable de sourire ainsi avec les yeux. Elle songea qu’il avait tout à fait l’allure d’un prince charmant tel qu’elle se l’imaginait… Et aussi qu’Ombeline avait bien raison lorsqu’elle se moquait gentiment de ses idées saugrenues…
De son côté, scrutant la plage qui s’éloignait, le jeune homme admirait la silhouette de Noëlle, mince, avec toutes les rondeurs qu’il fallait. Il avait apprécié le contact du corps de la jeune femme, chaud et souple. Durant un instant, il avait croisé son regard bleu, clair et calme comme l’eau du lagon dans lequel il aimait plonger. Il avait ressenti l’envie de se noyer dans cette âme, qu’il imaginait aussi multicolore que les poissons qu’il admirait dans ces mêmes eaux limpides.
Sirotant avec délectation son lassi, toute à sa rêverie, Noëlle ne se douta pas un instant qu’elle venait, de manière pour le moins saugrenue, de croiser la route de Guillaume Stanton.


(P.141)
(Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous)
Les coups de feu qui déchiraient l’air depuis le matin horripilaient Thomas. Ce n’était pourtant pas encore la période officielle d’ouverture de la chasse, mais il savait que certains animaux pouvaient être tirés toute l’année. Le petit garçon détestait la chasse et exécrait les chasseurs qui s’adonnaient à leur sport favori. Il osait à peine s’aventurer jusqu’aux limites du petit bois, craignant l’un ou l’autre braconnier.
Il marcha jusqu’à l’endroit où commençaient les bois publics, pestant contre ces individus qui prenaient plaisir à réduire des vies en miettes, sans autre forme de procès, sans d’autre raison que celle de satisfaire une passion morbide pour prouver leur supériorité sur les animaux.
À faible distance, des sirènes d’ambulance se firent entendre. Les coups de fusil avaient cessé. Thomas se boucha les oreilles. Il avait horreur des ambulances. Contrairement aux chasseurs pourtant, celles-ci étaient censées intervenir pour sauver des vies… Mais l’enfant ne pouvait s’empêcher de se souvenir, à chaque fois que leurs sirènes retentissaient, de celle qui avait emporté sa maman vers son ultime voyage. Bien sûr, les médecins ne pouvaient pas sauver tout le monde, mais ce qui était arrivé à sa mère était trop injuste. Elle aurait dû être ici avec lui, comme les autres années, lorsque, équipés de grosses bottines fourrées, ils foulaient les tapis de feuilles multicolores crissant sous leurs pas et respiraient à pleins poumons l’air frais empreint de senteurs automnales.
Les sirènes s’étaient tues un moment, puis avaient repris pour s’éloigner rapidement. Plus aucun coup de feu ne se faisait entendre. Le petit garçon songea qu’un accident de chasse s’était peut-être produit. Bien fait dans ce cas, ça permettrait aux animaux de garder la vie sauve !
Prudemment, il avança jusqu’à la lisière du bois. Son attention fut attirée par le vol gracieux et saccadé d’un papillon. Thomas trouva étonnante la présence de cet éphémère en début d’automne, mais plus exceptionnelle encore était sa couleur bleue nacrée aux reflets violets. Il admira ses virevoltes rapides. Mu par une curiosité tout enfantine, il le suivit jusqu’à une sorte de cuvette creusée entre la clairière et la lisière du bois. Le papillon effectua un piqué, qui rappela au garçonnet les facéties de la fée Clochette, pour remonter dans les airs et disparaître aussi vite qu’il était apparu. Décontenancé, Thomas se promit de faire des recherches pour trouver le nom savant de ce si joli lépidoptère. Sur le point de faire demi-tour, il scruta encore une fois le ciel, sans réussir à apercevoir quoi que ce soit d’autre que les rayons du soleil déclinant.
Thomas crut percevoir un bruit étouffé en provenance du ravinement embroussaillé. Il se pencha pour tenter d’apercevoir si quelque chose se trouvait dans la petite cavité.
Là, inerte, du sang coulant doucement de son flanc droit, un renard gisait au milieu des fougères.